Au Chili, la victoire de Kast représente un tournant conservateur majeur

La victoire de José Antonio Kast à l'élection présidentielle chilienne marque un tournant conservateur significatif pour le pays. Une rupture qui reflète les nouvelles préoccupations de certains segments de la population, désormais axées autour de la sécurité et l'économie.

José Antonio Kast a remporté ce dimanche 14 décembre le second tour de l’élection présidentielle au Chili

José Antonio Kast a remporté le second tour de l'élection présidentielle chilienne le dimanche 14 décembre, avec 58 % des voix. Sa large victoire représente un tournant radical pour le pays. Loin d'être un phénomène isolé, l'ascension de Kast au Chili s'inscrit dans une puissante vague conservatrice qui redessine le paysage politique de toute l'Amérique latine.

La fragilisation du Chili post-dictature

L'histoire récente du Chili est marquée par de nombreux rebondissements politiques. En seulement six ans, le pays est passé d'un soulèvement populaire massif contre les fondements du néolibéralisme à une situation où l'extrême droite est devenue la force politique dominante.

Depuis la fin de la dictature en 1990, le Chili avait généralement été gouverné par des modérés, de gauche comme de droite, ce qui avait garanti un environnement politique et économique stable. Cet environnement a apporté prospérité, progrès, stabilité financière et une solide réputation internationale au pays. Cependant, ce modèle établi de longue date s'est finalement révélé incapable de répondre aux préoccupations croissantes des Chiliens, telles que les inégalités grandissantes, la lutte contre la corruption, l'insécurité et l'immigration clandestine. La classe politique qui avait instauré la stabilité a commencé à être perçue comme une élite déconnectée des réalités tandis que le pays connaissait de profondes mutations. Cette profonde fracture sociale a été mise en lumière de façon dramatique lors de l'« estadillo social » de 2019, un mouvement social anti-élites qui a secoué le pays tout entier et son paysage politique.

De l'espoir progressiste au retour de bâton conservateur

L'ascension fulgurante de José Antonio Kast s'est construite sur les ruines de l'élan progressiste amorcé en 2019. Le désir initial de renouveau et de rupture avec une classe politique perçue comme déconnectée de la réalité a été éloquemment illustré par l'élection présidentielle de 2021, qui a donné lieu à un second tour opposant les deux extrêmes : José Antonio Kast et Gabriel Boric. Cependant, quatre ans plus tard seulement, le balancier politique a basculé nettement en faveur de Kast, marquant la fin de l'élan progressiste. Ce renversement a coïncidé avec l'échec et l'abandon définitifs du processus de révision constitutionnelle fin 2023, ce qui a profondément affecté le mandat de Boric et servi l'opposition.

La campagne présidentielle a constitué un revers majeur pour les candidats modérés. Des figures modérées ont été battues dès les primaires. Par exemple, Carolina Toha a perdu face à la candidate de gauche plus progressiste Jeannette Jara, tandis que la candidate de centre-droit Evelyn Matthei a terminé loin derrière, à la cinquième place, au premier tour, avec seulement 12,46 % des voix, devancée par des candidats plus populistes et extrémistes comme Franco Parisi et Johannes Kaiser. Le score significatif obtenu par Franco Parisi, arrivé troisième au premier tour, est un autre signe du mécontentement généralisé des électeurs chiliens.

Le bilan de Boric est également une des raisons de cette rupture. Sans majorité, son gouvernement a eu du mal à faire adopter ses réformes par le Congrès. De plus, Boric a été souvent dépeint par la droite comme un « communiste » qui ambitionnait de nationaliser les principales entreprises chiliennes et de « transformer le pays en un autre Venezuela ». Cette image, largement exagérée, a néanmoins imprégné les milieux d'affaires et incité de nombreux Chiliens de droite à défendre leurs intérêts avec plus de vigueur en votant pour des candidats radicaux. Outre les difficultés législatives, le mandat de Boric a été marqué par une impression générale d'inexpérience, entachée par plusieurs scandales de corruption et d'irrégularités morales, ainsi que par d'importantes erreurs gouvernementales ; l'exemple le plus récent étant l'erreur méthodologique dans le recouvrement des factures d'électricité, qui a entraîné une surfacturation pour les citoyens et la démission du ministre de l'Énergie.

Le scrutin du second tour donne José Antonio Kast largement vainqueur avec 58% des voix.

Sécurité, migration et politique de la peur

José Antonio Kast a profité de l'incapacité de la gauche à mener à bien une révision constitutionnelle en axant son programme conservateur sur le « rétablissement de l'ordre », la lutte contre l'insécurité et la répression de l'immigration clandestine. Au cours de la dernière décennie, le Chili a connu une vague migratoire sans précédent, en provenance principalement du Venezuela. Cela marque un tournant majeur pour les Chiliens, car le pays, niché entre l'océan Pacifique et la cordillère des Andes, n'est pas habitué à accueillir un si grand nombre d'étrangers. Cette nouvelle réalité a permis à l'extrême droite et aux médias d'exploiter les craintes liées à l'insécurité et de promouvoir une politique de fermeté. José Antonio Kast a promis d'expulser plus de 330 000 immigrants clandestins dès son investiture, sans toutefois préciser les modalités de mise en œuvre de cette mesure. Parmi les autres mesures de sécurité envisagées figurent la construction de murs aux frontières, le déploiement de l'armée dans les zones à forte criminalité et la création d'une force de police calquée sur le service américain de l'immigration et des douanes (ICE) pour détenir et expulser passivement les migrants illégaux.

Sur le plan économique, Kast promet des politiques favorables au marché et une intervention réduite de l'État. Un élément central de son programme est une réduction significative des dépenses publiques, avec l'engagement de les réduire de 6 milliards de dollars au cours des 18 premiers mois de son mandat. Il entend également introduire des réformes fiscales favorables aux entreprises, en proposant notamment d'abaisser le taux effectif d'imposition des sociétés pour les moyennes et grandes entreprises de 27 % à 23 %. De plus, il entend soutenir l'investissement privé, en particulier par le biais de partenariats public-privé (PPP), en mentionnant des projets de concession clés tels que des usines de dessalement, la construction de prisons et d'établissements de santé. En matière de politique sociale, il souhaite réformer le système de retraite en supprimant la branche « solidarité » et s'attaquer aux longs délais d'attente dans les hôpitaux publics en impliquant potentiellement le secteur privé.

Face à un Congrès divisé

Malgré sa victoire éclatante au second tour, Kast doit relever des défis immédiats pour traduire son programme radical en réalité législative. Son parti n'a pas obtenu la majorité au Congrès, et même en s'alliant à tous les partis de droite, il ne disposera pas d'une majorité absolue ni au Sénat ni à la Chambre des députés. Cette structure politique fragmentée signifie que ses propositions les plus radicales risquent de se heurter à une forte opposition.

La fragmentation politique est manifeste : le Sénat est actuellement partagé à parts égales entre partis de gauche et de droite, et le Parti populaire, populiste, détient la voix décisive à la Chambre basse. De ce fait, de nombreux analystes estiment que Kast sera contraint d'adopter une position plus modérée pour faire adopter ses réformes clés. S'il devrait se concentrer sur la politique de sécurité, domaine où ses intentions sont plus claires, d'autres engagements – comme la réduction des dépenses publiques ou la modification des lois sur des questions telles que l'avortement, qui requiert l'approbation de plus de la moitié du Congrès – seront difficiles à mettre en œuvre sans une coopération transpartisane.

Le Chili rejoint la vague de résurgence de la droite en Amérique latine

Le succès de Kast n'est pas un cas isolé ; il s'inscrit dans une puissante vague conservatrice qui redessine le paysage politique de toute l'Amérique latine. Sa victoire marque un nouveau triomphe pour la droite renaissante dans la région.

Le Chili rejoint ainsi des pays dirigés par des personnalités similaires, comme l'Argentin Javier Milei, l'Équatorien Daniel Noboa et le Salvadorien Nayib Bukele. Ce phénomène régional témoigne d'un large éloignement du centre et de la gauche, comme en témoigne l'élection du candidat de centre-droite Rodrigo Paz en Bolivie, qui a mis fin à près de vingt ans de régime socialiste. Cette tendance rapproche Kast d'autres dirigeants latino-américains proches de la politique de Donald Trump, inscrivant le Chili dans un bloc axé sur le renforcement de la sécurité publique, la lutte contre l'immigration clandestine et la revitalisation des relations commerciales fondées sur les valeurs partagées de « vie, liberté et propriété privée », telles que l'a souligné le président argentin Milei. La présidence de Kast marque donc la rupture décisive du Chili avec son passé modéré et son intégration à un puissant mouvement conservateur émergent qui déferle sur l'hémisphère.

Martin Dalençon

Analyste spécialiste de l’Amérique latine

https://www.latinsight.org
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