Au large de l’Amérique du Sud, la Chine à la pêche au calamar géant
Au large du Pérou et du Chili, la présence massive et croissante de la flotte de pêche chinoise en eaux lointaines — la plus grande au monde — devient source de tensions. En jeu : la pêche du calamar géant, subventionnée par Pékin et par des bateaux parfois sous le coup de sanctions internationales, qui impacte les pêcheurs locaux. La récente exigence de transparence imposée par le Pérou a eu pour effet immédiat de déplacer la flotte vers les ports du Chili, moins réglementés, et avec elle les problématiques de surpêche et d’opacité des opérations chinoises. La situation révèle comment la Chine s’adapte pour exploiter les ressources de la région et à quel point une réponse régionale et coordonnée est nécessaire.
Les conséquences de l’expansion croissante de la flotte chinoise dans le Pacifique
La flotte chinoise de pêche en eaux lointaines est de loin la plus grande au monde, opérant avec des estimations allant jusqu'à 17 000 navires dans les eaux internationales. Depuis plus d'une décennie, sa présence au large des côtes du Pacifique Sud (Équateur, Pérou, Chili) et de l’Argentine a constamment augmenté. Aujourd’hui, entre 400 et 600 bateaux chinois sont présents en Amérique du sud. Au large du Pérou, ils pêchent notamment le calamar géant, une ressource vitale pour les pêcheurs locaux. Selon une étude menée par Milko Schvartzman, les activités se sont intensifiées depuis une dizaine d’années : entre 2014 et 2020, les heures de pêche de la flotte chinoise dans le Pacifique Sud-Est sont passées de 278 000 à plus de 1,2 million. Cette intensité est considérée comme un indice de surpêche.
De plus, les bateaux chinois font régulièrement des incursions dans la zone économique exclusive du Pérou pour y pêcher et refusent de se soumettre à des contrôles ou à un suivi par satellite. La situation est source de tensions dans la zone. D’autant que la Chine soutient massivement ces opérations via des subventions pour le carburant et la construction de navires, exacerbant les capacités de pêche dont dispose Pékin; à tel point que la présence de bateaux chinois au large du Pérou n’est plus un phénomène saisonnier mais est devenu un phénomène structurel et permanent.
Par conséquent, l’augmentation de la pêche au large du Pérou a contribué à une chute considérable de la production et exportation de calamars et mollusques du Pérou sur les dix dernières années. Dans ce contexte, le gouvernement péruvien a pris des mesures visant à protéger une filière locale essentielle pour le dynamisme économique de certaines zones du littoral péruvien.
La flotte de pêche chinoise (tracés en rouge) est particulièrement présente autour des îles Galapagos, au large du Pérou, du Chili et de l’Argentine - Source : Milko Schvartzman
Le Chili comme refuge pour échapper aux réglementations péruviennes
En 2018 le Pérou a détecté pour la première fois des activités de pêche illégale de la part de navires chinois. Le gouvernement péruvien avait alors durci ses contrôles. En 2024, le Pérou a réaffirmé par décret l’obligation pour tout navire étranger d’utiliser le système de suivi satellitaire SISESAT fourni par l’État péruvien pour toute entrée dans ses eaux. Les navires venant jusqu’au large du Pérou sont obligés d’utiliser les ports les plus proches et donc d’entrer dans les eaux territoriales du Pérou. Néanmoins, la Chine semble refuser à se conformer aux exigences du régulateur péruvien. Le président de CALAMASUR, Alfonso Miranda, a confirmé que la loi péruvienne fonctionnait, car les navires préfèrent accoster ailleurs plutôt que de se conformer à l’exigence minimale de transparence imposée par le Pérou. Les entrées de navires chinois au Pérou sont passées de 61 au premier semestre 2024 à zéro au premier semestre 2025.
Le vide laissé par la fermeture des ports péruviens a été immédiatement comblé par le Chili, qui est devenu le nouveau centre logistique de la flotte chinoise. Les ports du nord, notamment Arica et Iquique, ont connu une forte hausse de la fréquentation en quelques mois. Le Chili est passé de zéro entrée de la flotte chinoise au premier semestre 2024 à 25 entrées au premier semestre 2025, pour des services de réparation, de ravitaillement et de rotation de personnel. Cette transition est facilitée par le fait que le Chili ne dispose pas des exigences réglementaires comme celle imposées par le Pérou et notamment l'obligation d'utiliser un positionneur satellitaire national. Comme le souligne Milko Schvartzman, la Chine "n'utilise que les ports qui ne les contrôlent pas".
Or, les problèmes posés par cette présence chinoise se sont également déplacés au Chili : il est avéré que certains navires accueillis au Chili, tels que les Fu Yuan Yu 7871 et Fu Yuan Yu 7872, font l’objet de sanctions internationales de la part du Département du Trésor américain pour pêche illégale, travail forcé et violence à bord. De plus, la flotte chilienne artisanale dénonce déjà la compétition déloyale générée par ces navires étrangers subventionnés et sans traçabilité. Début octobre, les pêcheurs du nord du Chili ont manifesté contre la présence de ces bateaux chinois. Selon eux, en se positionnant à la limite de la ZEE chilienne, les bateaux chinois entravent significativement l’arrivée d’espèces dans la ZEE du Chili.
Le paradoxe de l’influence maritime chinoise en Amérique du sud
Les différends sur la pêche rèvelent la compléxité des relations sino-latino-américaines. Il y a tout juste un an, la Chine inaugurait le mégaport de Chancay. Construit et financé par COSCO Shipping, Chancay est présenté comme un nouvel axe logistique du Pacifique, offrant à l'Amérique du Sud et en particulier au Pérou, une porte directe et plus compétitive vers les marchés asiatiques. Les mesures strictes appliquées par le Pérou contre la flotte chinoise mettent les deux pays dans une situation paradoxale : la Chine est jusque-là le premier importateur mondial de farine de poisson et achète environ 80 % de la farine de poisson produite au Pérou.
Pour le Chili, l'ouverture des ports aux bateaux de pêche chinois intervient parallèlement à un rapprochement stratégique avec la Chine dans plusieurs secteurs et notamment le projet de câble sous-marin Chile–China Express. Nul doute que l’utilisation des ports chiliens par les bateaux chinois constitue un élément dans les négociations entre les deux pays. Toutefois, en offrant un refuge logistique à une flotte controversée, le Chili envoie un message contradictoire alors qu'il a été le premier pays du continent américain à ratifier le Traité sur la protection de la biodiversité en Haute Mer (BBNJ en anglais) et postule pour accueillir le siège de son secrétariat.
La présence chinoise augmente aussi dans d’autres parties de l’Amérique du sud. En Argentine les heures de pêche chinoise près de la ZEE argentine ont augmenté de 800 % entre 2013 et 2023. La pêche irrégulière près de la “milla 200” génère une menace permanente et des pertes estimées entre 2 et 20 milliards de dollars par an. En Équateur, la région des Galapagos a fait l'objet d'opérations chinoises qui ont conduit à la saisie record par les autorités équatoriennes de plus de 6 600 requins en 2017. Le trafic d'ailerons de requins destinés à la Chine est une menace persistante, comme en témoigne la saisie record de 10 000 ailerons (valeur de plus de 11 millions de dollars) au Pérou en novembre 2025.
Le déplacement de la flotte vers le Chili montre que la Chine ne fait que se réorganiser pour contourner les réglementations, en cherchant toujours les conditions les plus favorables. Face à ces pratiques de pêche intensive, il apparaît essentiel pour les pays d’Amérique du Sud d’apporter une réponse régionale et coordonnée, qui dépasse les intérêts politiques et commerciaux nationaux.